3

Genève. Suisse.

 

En choisissant vingt ans auparavant d’habiter quai du Rhône, le docteur Charles Jaegli n’avait pas seulement cédé au snobisme. Bien sûr, c’était le quartier le plus cher de la ville et y résider constituait en soi un signe de réussite sociale. Jaegli n’y était pas insensible, mais ses pairs et amis auraient été étonnés d’apprendre qu’il avait d’abord choisi sa résidence pour des raisons poétiques. Il aimait par-dessus tout le spectacle du lac au printemps, quand le Rhône donne à ses eaux une pureté glaciaire. Rien ne remplaçait pour le vieux médecin les petits déjeuners dans sa salle à manger, seul à table et placé de sorte à voir se balancer les mâts dans le port de plaisance. Le soleil irisait le toit des serres, en face, sur l’autre rive. Et cette toile vivante, entièrement composée sur une palette bleue, s’encadrait dans la baie vitrée de cinq mètres de haut de la salle à manger. Elle était si robuste, si épaisse qu’elle ne laissait passer aucun des bruits du quai et donnait au Léman la paix qui convenait à ses lignes douces.

Sans cette paix, le docteur Jaegli n’aurait peut-être pas résisté aux assauts de la mort. Peut-être aurait-il perdu pied, cinq ans plus tôt, quand sa femme avait disparu, emportée par une thrombose cérébrale. Peut-être ne se serait-il pas consolé de la perte de leur fille unique, à dix-neuf ans, d’une hépatite foudroyante au retour d’un voyage en Sicile. Peut-être, surtout, n’aurait-il pas trouvé la force de fréquenter au quotidien la mort de ses patients. Mort réelle, car beaucoup d’entre eux décédaient sous les coups de leur maladie ; mort imaginaire, car tous y pensaient sans cesse, dès que le mot de cancer avait été prononcé à leur sujet.

Or le cancer, avec le lac, était l’autre passion du docteur Jaegli. Depuis qu’il avait vu mourir sa mère, à trente-cinq ans, d’une tumeur du sein, il s’était consacré à cette maladie. Il l’avait fait au plus haut niveau, dans des centres de recherches prestigieux aux États-Unis et en Suisse. Professeur à l’université de Genève, il était maintenant retraité, à sa grande satisfaction. Le corps professoral était devenu, à ses yeux, d’une affligeante médiocrité. Il se consacrait désormais à ses consultations. Son cabinet était situé Grande Rue, dans la vieille ville, et il s’y rendait à pied. Sa renommée internationale attirait vers lui des patients fortunés et célèbres. À de rares exceptions près, il ne faisait pas de visites à domicile, encore moins pour des inconnus. Alors, pourquoi avait-il donc cédé, la veille au soir ?

Un jeune confrère américain inconnu était passé au cabinet à la fin de ses consultations et l’avait raccompagné à pied jusqu’à sa porte, quai du Rhône, sans cesser de lui parler. Le vieux professeur avait été conquis par l’enthousiasme de ce gamin, surtout quand il avait parlé de ses maîtres, aux Etats-Unis. Un grand nombre d’entre eux, avait-il raconté, tenaient à se présenter comme des « élèves du docteur Jaegli ». Ces grands noms de la cancérologie le tenaient toujours, lui, l’humble praticien suisse, – c’était ainsi qu’il aimait à se définir –, comme une référence mondiale dans cette spécialité. Il lui avait été bien agréable de l’apprendre.

Pour le dire simplement, avec son air énergique de petit bouledogue, son nez de travers, ses cheveux noirs en bataille, ce diable de jeune confrère lui avait paru bien sympathique. Les hommes sans fils sont sujets à ce type de séduction. Jaegli se sentait incapable de refuser quoi que ce soit à ce docteur John Serrano. Ce que voulait ce dernier n’était pas, de surcroît, exorbitant. Il tenait tout simplement à ce que le vieux ponte examine sa femme et se prononce sur le meilleur schéma thérapeutique à lui appliquer.

— Qu’elle passe demain matin à mon cabinet, avait concédé Jaegli, dont les carnets de consultation étaient pourtant pleins pour les trois mois à venir.

— Pardonnez-moi, professeur, avait répondu Serrano, j’abuse, je le sais. Mais mon épouse ne connaît pas la nature de son mal. Sur la porte de votre cabinet, le mot cancérologie est écrit en grand. Si vous aviez pu venir la voir à notre hôtel…

Jaegli s’était récrié. Sauf en phase terminale ou pour des raisons bien spécifiques – de sécurité, notamment, pour certains patients impliqués dans des affaires délicates –, il avait pour règle de ne jamais se déplacer.

— C’est bon pour cette fois, s’était-il pourtant entendu répondre. Je ferai un saut à votre hôtel demain matin à sept heures, avant mes consultations.

Quel regard pitoyable avait pu lui lancer ce gamin pour qu’il acceptât si facilement ?

En tout cas, maintenant, il était l’heure. Le docteur Jaegli posa sa serviette blanche amidonnée à côté de son coquetier en argent. Il but une dernière gorgée de café dans une tasse en porcelaine si fine qu’un pincement de lèvres l’aurait brisée. Puis il se leva, mit son pardessus et sortit pour aller examiner cette Mme Serrano.

 

En trois jours, il avait fallu accomplir des miracles. Paul se félicitait de pouvoir de nouveau compter sur l’assistance de Providence – même si cette assistance restait clandestine et passait par des canaux un peu plus longs qu’à l’ordinaire. Sans la mobilisation de toute une équipe, il n’aurait jamais été possible de monter si vite une opération d’une telle complexité.

Comme l’avait dit Alexander, atteindre McLeod était apparemment impossible. Sa maison à Morges était une véritable forteresse. Le jardin couvrait environ deux hectares et descendait en pente vers le lac. À première vue, il respectait l’esthétique discrète de la région.

Les murs étaient d’une hauteur normale et les dispositifs de sécurité restaient peu visibles. Pourtant, quand on observait le site à la jumelle, on distinguait nettement un système de filets électriques doublant les murs et un réseau de vidéosurveillance extrêmement élaboré. La berge du lac était arpentée en permanence par des maîtres-chiens. Un peu en arrière, une bande de terre nue était entourée de piquets fluorescents, indiquant la présence de capteurs et sans doute de mines.

Pour faire ces observations, Paul et Kerry avaient loué un voilier et tiré des bords à un demi-mille environ devant la maison. Cette simple présence avait suffi à déclencher une alerte, preuve que les gardes de McLeod surveillaient également le lac. Une vedette de la police suisse, sans doute informée par le service de sécurité privé de l’homme d’affaires, avait arraisonné le voilier. Le brigadier monté à bord se laissa convaincre sans peine qu’il avait affaire à de paisibles amoureux, mais il les pria d’aller s’ébattre plus au large.

Un passage en voiture dans la rue qui longeait la propriété avait suffi à les convaincre que toute planque traditionnelle était impossible. Deux véhicules de surveillance étaient en faction jour et nuit devant le portail.

Mais en étudiant la carte d’état-major, Paul et Kerry avaient repéré un château d’eau situé au nord-ouest de la maison de McLeod. Il pouvait constituer un point d’observation de son entrée. La nuit même, ils s’équipèrent pour y pénétrer. Ils revêtirent une tenue de camouflage, prirent quelques outils et un petit sac à dos chargé de boissons et de victuailles. Le château d’eau était un ouvrage ancien en forme de champignon.

Ils y entrèrent par une porte métallique dont la serrure était facile à crocheter. Un escalier étroit en colimaçon leur permit de gagner le toit. Des bruits de ruissellement résonnaient dans la paroi de béton creuse et leur donnaient le sentiment d’explorer une grotte verticale. Arrivés en haut, ils s’installèrent à plat ventre sur le toit plat en pavés de verre. Les jumelles à infrarouge leur permirent de constater qu’ils avaient une vue excellente de la propriété. Ils prenaient en enfilade la rue qui la desservait. Ils apercevaient le perron de la maison et observaient directement la façade ouest sur laquelle donnaient les cuisines et une entrée de service.

Ces observations faites, il restait encore toute la nuit à passer. Avec leurs collants noirs, leurs cagoules, ils avaient l’air de deux extraterrestres découvrant une nouvelle planète. Le quartier autour d’eux était absolument calme. Ils sentaient la présence immobile et inquiétante du lac, avec ses chapelets de lumières le long des golfes. Les glouglous du château d’eau résonnaient dans leurs ventres. Malgré tout ce qu’ils avaient eu le temps d’accomplir, ils n’étaient arrivés que du matin précédent. La fatigue du voyage, le décalage horaire, la tension de l’attente et du risque vidaient leurs consciences et rétractaient leur être vers les couches archaïques du cerveau, celles qui sont le siège des élans animaux tels que la peur, la faim et la soif. Sur leur terrasse tiède rafraîchie par la brise du lac, ils passèrent toute la nuit à somnoler et à manger les sandwiches qu’ils avaient emportés dans leur sac à dos.

Au petit matin, ils recommencèrent leurs observations. Rien ne bougeait dans la maison elle-même. Sa façade dépouillée, ses fenêtres aux rideaux tirés ne permettaient pas de deviner la disposition des pièces ni leur destination. Les seules allées et venues étaient celles des gardes. Ils étaient en civil et paraissaient nombreux, une bonne vingtaine au moins.

Une entrée pour les fournisseurs menait à une petite cour située sur le côté du bâtiment principal. Vers huit heures, une camionnette y pénétra. Deux femmes de cuisine vinrent aider à décharger des cagettes de légumes et de fruits, puis tout redevint calme.

Un peu avant dix heures, Kerry, qui était de faction aux jumelles, remarqua une certaine agitation autour de l’entrée principale. À dix heures pile, une Volvo gris anthracite déboucha dans la rue et, lentement, roula jusqu’au domicile de McLeod. Deux gardes, qui s’étaient placés en faction derrière le portail, l’ouvrirent au même instant. La voiture n’eut pas à ralentir pour entrer dans la cour. Elle s’arrêta devant le perron. Un homme raide en sortit. Il ôta les gants qu’il avait mis pour conduire et les jeta sur le siège de cuir. Ensuite, il ouvrit la portière arrière, sortit une trousse de médecin d’un modèle traditionnel, revu et stylisé par un maroquinier de grand luxe, puis gravit cérémonieusement les marches du perron.

— C’est lui, murmura Kerry.

Paul saisit à son tour les jumelles. D’où ils étaient, la plaque minéralogique était bien lisible. Paul la nota sur son portable et rédigea aussitôt un SMS pour Barney. Grâce aux connexions de Providence, ils reçurent la réponse tandis que le médecin était encore dans la maison.

À onze heures trente, quand il ressortit, l’homme n’était déjà plus anonyme pour eux. Un inconnu était arrivé quatre-vingt-dix minutes plus tôt, mais c’était le professeur Charles Jaegli, 37, quai du Rhône, troisième étage, qui ressortait et son curriculum s’affichait en pièce jointe sur l’écran de Paul. Il ne restait plus qu’à faire entrer en scène le docteur Paul Serrano.

 

Quand il se fit annoncer à la réception de l’hôtel Astrid, rue de Lausanne, Jaegli eut un instant d’hésitation. Un signal inconscient lui commandait de fuir. Mais il y avait longtemps qu’il n’obéissait plus à ce genre d’intuition et il s’en félicitait. La dernière fois qu’il y avait cédé, c’était trente ans auparavant : il avait déchiré le billet de train qui le conduisait à Paris et était parti vers Neuchâtel pour demander sa future femme en mariage. Il ne le regrettait pas. Mais, avec le recul du temps, il se disait qu’il aurait aussi bien pu l’épouser en rentrant.

Serrano le tira de ses pensées. Il bondit sur lui avec son franc sourire et l’entraîna vers les ascenseurs. L’hôtel Astrid est un énorme bâtiment moderne qui étale ses façades sans charme le long d’un parc. Au septième étage, la coursive est impressionnante, bordée par des portes de chambres toutes identiques devant lesquelles stationnaient parfois un plateau de petit déjeuner, un chariot de femme de chambre ou des chaussures.

Ils entrèrent au n° 739. La chambre disposait d’un sas qui ouvrait sur la salle de bain, les toilettes et un dressing. Serrano referma la porte du sas dès que Jaegli eut pénétré dans la chambre proprement dite. Une superbe jeune femme à l’épaisse chevelure bouclée accueillit le professeur avec une amabilité qui ne le trompa pas : elle était en pleine santé. Toute l’affaire était un piège et quand il se retourna, ce fut pour voir le prétendu docteur Serrano appuyer le dos contre la porte du sas et braquer vers lui un pistolet.

Jaegli avait déjà subi un cambriolage violent et une attaque à main armée, dix ans plus tôt, à son cabinet. Il savait comment se comporter dans ces cas-là : tout donner, ne faire aucun geste brusque, ne pas dévisager ses interlocuteurs. Cette fois, pourtant, il sentait que la situation était différente. On n’en voulait apparemment ni à sa bourse ni à sa personne. Alors, à quoi ?

— Pardonnez-nous cette méthode un peu brutale, professeur, dit Kerry. Mais nous n’avions pas le choix. Si vous voulez bien vous asseoir, nous allons tout vous expliquer.

Elle désigna un fauteuil crapaud recouvert de tissu jaune arlésienne. Jaegli s’y laissa tomber avec reconnaissance.

— Voilà, reprit Paul qui avait quitté les intonations un peu niaises du personnage Serrano, nous n’avons pas l’intention de vous faire du mal. Une seule chose nous intéresse : vous êtes le médecin personnel d’Allistair McLeod.

Le visage de Jaegli s’éclaira. Il regarda ses assaillants d’un air entendu et légèrement méprisant. C’était donc cela : un montage crapuleux pour s’en prendre à un milliardaire. Le cas était assez courant sur cette rive du Léman. En général, ces tentatives étaient vouées à l’échec. La Suisse est mieux organisée pour sa défense qu’on ne le croit. Et les tycoons conservent rarement chez eux plus qu’il ne leur faut pour payer leur coiffeur. Jaegli attendit donc sereinement la suite.

— Vous savez qui est McLeod ? demanda Kerry.

— Un patient, madame.

— Cette neutralité vous honore. Elle est bien dans le goût de votre pays. En ce qui nous concerne, nous n’avons pas cette délicatesse. Appelons les choses par leur nom : McLeod est une ordure.

Jaegli était assez désarçonné par cette entrée en matière. Les truands ordinaires sont comme les médecins ou les banquiers : le client, pour eux, est sacré. Ils se donneront du mal pour le voler, mais n’iront pas perdre leur temps à porter sur lui un jugement moral. Où voulaient-ils donc en venir ?

— Nous ne vous parlons pas de l’origine de sa fortune, reprit Paul. Peu nous importe comment il l’a acquise. Ce qui nous intéresse, c’est ce qu’il fait aujourd’hui et ce qu’il programme pour demain.

— Il me semble, hasarda le professeur auquel cette discussion redonnait un peu d’assurance, qu’il n’est pas en état de faire grand-chose de mal, le pauvre homme.

— Il l’est assez, en tout cas, pour organiser la mort de millions d’hommes.

Jaegli partit d’un éclat de rire, expression qui le portait en arrière, plus raide que jamais, et lui faisait émettre une série de sons aigus séparés d’un ton.

— Ha ! Ha ! McLeod ! Mais il ne quitte pas sa maison et à peine sa chambre…

— Il a noué suffisamment de fils pour qu’il lui suffise d’en tirer un seul, coupa Kerry, agacée par cette suffisance. Et tout explosera.

Le vieux professeur secouait la tête pour montrer combien il jugeait ces propos absurdes. Lui qui aimait les procédures bien réglées avait décidé d’en appliquer une autre, tirée de sa culture psychiatrique : ne pas contredire le patient, quelque délirants que fussent ses propos.

— Soit, madame ! Dites-moi donc simplement qui vous êtes et en quoi je puis vous être utile.

— Nous menons une enquête sur les agissements de McLeod.

— Pour le compte de la CIA, sans doute ? suggéra le praticien.

Les thèmes d’espionnage sont fréquents dans les délires paraphréniques. Jaegli ne fut pas autrement étonné d’entendre Kerry répondre très sérieusement :

— Pour une agence privée sous contrat avec la CIA.

Il ne doutait désormais plus du diagnostic : il s’agissait bien de fous. Il se demandait seulement s’il fallait y voir une bonne ou une mauvaise nouvelle pour lui.

— Et quel rôle me destinez-vous dans cette affaire ?

— Vous vous êtes rendu chez McLeod hier matin, n’est-ce pas ?

— En effet, pour ses soins.

— Quand devez-vous y retourner ?

— J’y vais trois fois par semaine, toujours à dix heures, comme vous devez le savoir si vous avez observé mes habitudes.

— Votre prochaine visite est donc demain ?

— Exactement.

Paul avait quitté son poste initial contre la porte du sas. Il était venu s’asseoir sur le bord du lit. Ses genoux touchaient presque ceux de Jaegli.

— Nous voulons tout savoir sur la maladie de McLeod, son traitement, les procédures que vous suivez, geste après geste. Nous voulons que vous le préveniez personnellement de votre absence et que vous vous portiez garant de celui qui va vous remplacer demain.

— Et qui, pourrais-je le savoir, me remplacera demain ?

— Moi, dit Paul.

Le professeur forma sur son visage une moue offensée de chameau dérangé pendant sa sieste. Il n’avait, à l’évidence, que mépris pour ces élucubrations. Toutefois, fidèle à la ligne de conduite qu’il s’était fixée, il décida de jouer le jeu et d’entrer dans la logique dévoyée de ses agresseurs.

— C’est impossible, rétorqua-t-il. Vous n’êtes pas médecin.

— Détrompez-vous, je le suis. Je tiens à votre disposition, pour que vous puissiez les faire passer à McLeod, mes diplômes ainsi que des certificats décrivant mes états de services.

— Oh, les papiers… On sait ce que ça vaut.

— Professeur, dit doucement Paul en posant la main sur le genou du vieil homme, je suis médecin, avec ou sans papiers. Parlez-moi comme vous le feriez à un confrère : vous verrez rapidement que ce que je vous dis est vrai.

— Et… si je refuse ?

— Je n’arrive pas à croire que vous feriez cela, dit Paul en secouant tristement la tête.

Kerry, au même instant, déplaça le long canon de son silencieux, le posa dans sa paume, et de l’autre main, avec un bruit lugubre d’os cassé, arma la détente.

La société de sécurité qui gardait McLeod avait bien fait son travail. Un appel à la clinique universitaire Nancy Reagan à Buffalo avait vérifié les références du docteur John Serrano. Le numéro figurant sur son CV aboutissait à Providence et le service de Tara avait parfaitement donné le change. Le portable de sa logeuse supposée à Genève était tenu par Kerry dans sa chambre d’hôtel. Compte tenu que McLeod nécessitait des soins le lendemain matin, ses gardes n’avaient pas pu pousser les vérifications plus loin. De toute façon, l’appel personnel du professeur Jaegli avait produit l’effet escompté. En annonçant qu’il prêterait sa propre voiture à son collaborateur pour se rendre chez McLeod, le vieux cancérologue avait donné un gage décisif de confiance.

Pourtant, à dix heures moins trois, quand Paul déboucha dans la rue qui bordait la propriété au volant de l’Audi grise de Jaegli, il fut accueilli par un dispositif tout à fait inhabituel.

Les gardes, cette fois, s’étaient postés à l’extérieur du mur d’enceinte et ils étaient ostensiblement armés de petites mitraillettes Uzi. Un barrage de chevaux de frise immobilisa la voiture. Derrière elle, un garde déroula une herse mobile qui interdit toute marche arrière. Paul sortit de la voiture et se prêta avec un air godiche à la fouille minutieuse du véhicule, de sa personne et de ses effets. Il avait revêtu une veste de tweed qui portait des pièces de cuir au coude. Ses poches étaient pleines de dépliants publicitaires concernant des médicaments. Des numéros de téléphone étaient griffonnés dessus. En vidant ses poches, ils avaient découvert tout un petit fatras professionnel : une lampe maglite, une règle à ECG, deux stylos, une seringue sans aiguille, une épingle à nourrice. « Pour tester le réflexe de Babinski… » expliqua-t-il aux gardes.

Passé ce premier barrage, Paul avait été admis à entrer, à pied, dans la maison. Le perron donnait sur un vestibule haut de plafond dans lequel débouchaient deux volées symétriques d’escalier. Un carrelage en marbre à cabochons noirs donnait au lieu un air d’apparat, quoiqu’on ne dût jamais y recevoir personne.

Paul portait avec lui la mallette de médicaments et d’instruments que lui avait confiée Jaegli. Elle avait déjà été fouillée dehors. Un détecteur à rayons x semblable à ceux des aéroports était installé dans le hall. Un garde y fit passer la mallette ainsi que le portefeuille de Paul, son téléphone portable et ses chaussures. Ce contrôle passé, il monta au premier étage par l’escalier de droite. Le palier était aussi dépouillé et triste que le hall. Un garde s’y tenait en faction sous un tableau de Klimt qui avait tout l’air d’être authentique. Paul attendit debout pendant un bon quart d’heure. Il se calma en repassant dans son esprit les différentes étapes du plan qu’ils avaient élaboré. Il se récita mentalement les dernières données du dossier McLeod, telles que Barney les leur avait adressées la veille pendant la nuit.

Enfin apparut un majordome indien qui lui fit signe de le suivre. L’homme était âgé, il avait l’air blasé et presque endormi. Son accent se mêlait d’intonations africaines. « Peut-être un Indien de Madagascar, pensa Paul. McLeod l’aura à son service depuis ses premiers exploits en Afrique du Sud. »

À la suite du majordome, Paul emprunta d’étroits corridors au sol tapissé de moquette verte. Ils arrivèrent à une petite Antichambre où se tenait un autre garde.

Paul posa sa mallette sur une table et, répondant à l’invitation de l’Indien, sortit ce dont il aurait besoin pour le traitement du jour. Conformément aux indications de Jaegli, il sélectionna un flacon de sérum glucosé à 5 %, deux ampoules de NaCl et de KCl pour équilibrer la solution, une tubulure en plastique pour perfusion, deux ampoules d’antimitotiques, une seringue, un tensiomètre, un stéthoscope, une paire de gants en latex. Enfin, malgré la réticence du majordome, il insista pour ajouter une ampoule de Tranxène.

— Le changement de médecin peut inquiéter le patient, expliqua-t-il. Il faut pouvoir faire face à une crise d’angoisse pendant la perfusion.

L’Indien décrocha un téléphone mural et parla à un correspondant inconnu en couvrant le combiné avec sa main. Quand il raccrocha, il dit à Paul que c’était d’accord pour le Tranxène.

Tous ces produits avaient été déposés sur un plateau émaillé blanc. Le majordome le saisit à deux mains, l’air digne et légèrement absent, et le porta comme s’il se fût agi d’un service à thé. Le garde ouvrit une porte à deux battants. Le majordome passa en premier et Paul le suivit.

Dans la pièce vaste et claire où ils avaient pénétré, un homme se tenait assis dans un fauteuil à bascule en bois verni et leur présentait le dos. Il se retourna lentement. Paul tressaillit car il eut du mal à le reconnaître. Pourtant, il n’y avait aucun doute. C’était bien McLeod.

Le Parfum D'Adam
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